De la pluie entre nous : cinquième goutte

Cinquième goutte

 

 

 

 Il y a longtemps que je n’ai pas été aussi heureux. Il ne m’a pas fallu grand-chose ; juste qu’elle croque mon gâteau. J’ai été happé par ses lèvres venant à ma cuillère. Un rêve éveillé où je m’imaginais être cette cuillère qu’elle portait à ses lèvres. Mon rêve fut encore plus beau quand j’ai repris un autre morceau et que je l’ai mis dans ma bouche tout en la fixant. Notre mélange de salive ne l’a pas laissée indifférente, puisqu’elle a rougi tout à coup en comprenant mon plaisir à lécher ma cuillère d’un air séducteur et ravi.

— Idiot ! m’avait-elle traité alors.

— On compense par ce qu’on peut ! lui avais-je répondu.

L’atmosphère avait changé d’un coup. Plus légère, plus intime. À mon plus grand bonheur ! Je lui ai proposé ensuite un autre morceau de tarte, jouant le vice jusqu’au bout pour voir si elle était prête à goûter elle aussi à ma salive en même temps que les pommes. Elle m’avait fait alors de gros yeux, comme si c’était une proposition vraiment indécente et que j’allais trop loin. J’ai ri. Elle est restée consternée. Nous avons bu notre café et nous nous sommes quittés avec cette sensation étrange d’inaccompli.

Elle m’a juste dit « je t’appelle » et a tourné les talons, maladroite dans son intention de me quitter. Ce soir, je suis dans l’incapacité de savoir quand elle m’appellera ni pour quelle raison. Ai-je été assez convaincant pour croire en quelque chose de possible entre nous ? Ou bien trop enivré par ce moment pour croire au miracle ? Je sais qu’il faut que je lui laisse du temps, que je ne dois pas me précipiter, mais chaque pas vers elle me rapproche d’un soulagement incroyable. Je sais que tout n’est pas mort. Malgré le prix de sa distance volontaire, je sais que tout n’est pas perdu, qu’elle n’a pas totalement changé. J’ai repéré toujours les mêmes habitudes quand elle mange. Dès qu’elle relâche sa vigilance, je la retrouve comme il y a dix ans : ingénue.

 

Ce matin, je suis dans un état second. Je n’arrive pas à me projeter. La vérité, c’est que ses derniers mots résonnent encore et encore dans mes oreilles. Je veux la revoir. Mais est-ce une bonne idée d’y croire ? Je m’emballe, je le sais. Mais j’ai tellement envie de retrouver le couple que nous étions. Je passe ma journée en réunions. La pire journée qu’il soit ! J’ai beau me dire d’être patient, je suis sous tension. Pas de messages ni d’appels de sa part. Je suis frustré. De toute évidence, son envie de me revoir n’égale pas la mienne et au final, ça me mine. Lorsque je sors du boulot, je suis partagé entre l’envie de déprimer sur mon canapé et celui de boxer le premier punching-ball qui viendrait à moi. Je n’arrive pas à faire l’impasse. Je n’arrive pas à me dire que je suis le seul à y croire. Mon début de soirée n’est pas plus rose. Je zappe sans relâche la télé et m’ennuie comme un rat mort sur mon canapé. Je me retiens de l’appeler. La seule conclusion à mon état est là. Si je l’appelle, je passe pour un lourdaud. Si je l’appelle, je pourrais malgré tout l’entendre. J’ai besoin de l’entendre et aussi de savoir si elle est aussi contente d’écouter mes mots que moi de boire les siens. Je suis vraiment pathétique. Si je n’appelle pas, c’est parce que tout simplement, j’ai peur d’être déçu, de ne pas tomber au bon moment, de me prendre une veste parce que mon excuse pour cet appel sera aussi bidon que notre relation.

Le coussin du canapé réceptionne ma détresse. Je ne sais plus quoi faire. Elle m’avait dit qu’elle me tiendrait au courant pour « Be Ready » d’ici la semaine prochaine, mais pour moi, c’est trop loin. Je ne veux pas attendre l’excuse professionnelle pour la revoir. Et pourtant, je sais que je n’ai pas le choix.

 

Ma nuit a été très agitée. J’ai repensé encore et encore à notre vie d’avant. Nous partagions tellement de choses. Si j’avais seulement eu une montre ou une machine me permettant de remonter le temps, j’aurais effacé la pire erreur de ma vie sans regret. Je n’arrive toujours pas à comprendre comment j’ai pu la tromper.

Alicia travaille pour mon agence depuis des années. À l’époque, elle venait d’être embauchée. Elle était stagiaire en secrétariat. C’était une belle femme. On pouvait très vite noter son ambition. Elle voulait être la meilleure. Ce fut donc sans surprise que les différentes tâches qu’on lui confiait étaient exécutées rapidement. Toute l’équipe de l’époque était ravie de son efficacité. Elle ne manquait pas non plus d’être serviable pour achever le package « secrétaire parfaite ». Elle connaissait très bien ses atouts : de longues jambes et un regard très félin, très ensorcelant. Au départ, je trouvais ça mignon. Je ne sais pas… je me disais que c’était un des moyens qu’elle avait trouvé pour faire sa place. Pourquoi pas ? Les arrivistes, j’en ai vu passer et la promotion canapé se fait partout. Si ça ne la dérangeait pas d’en arriver à ce stade pour réussir, qui cela gênerait ? Bien tort m’en a pris ! Au départ, je n’ai pas vraiment remarqué son manège avec moi. J’étais tellement dans ma bulle de bonheur avec Emma que je ne calculais plus les autres femmes. Elles m’indifféraient complètement. Ce fut mes collègues qui me mirent la puce à l’oreille, sous couvert de petites brimades ou de sous-entendus salaces.

Elle minaudait beaucoup avec moi. Mais les petits sourires, les gestes coulant sur moi, les requêtes répétées pour se faire remarquer, tout ce petit jeu, devenaient de plus en plus clairs. Et après, je ne sais pas… L’instinct masculin dans toute sa splendeur ? La fierté d’être remarqué, d’être dragué ? Le simple besoin de se prouver qu’on peut vraiment plaire ? Il n’a fallu qu’une seule soirée où j’ai fini tard, et tout a basculé. Un regard, l’ascenseur, son invitation à boire un verre comme si tout était naturel entre deux collègues de boulot. J’ai craqué. J’ai complètement perdu les pédales. J’ai couché avec elle et je suis rentré comme si de rien n’était. J’ai eu ce culot-là. Une malhonnêteté dont je ne me doutais pas être capable. Ce soir-là, j’ai souri à Emma, j’ai menti allègrement et j’ai cru que ce mensonge resterait secret toute ma vie. Comment ai-je pu lui jouer une telle comédie sans ciller ? Comment ai-je pu l’embrasser alors que j’avais les lèvres sales d’une autre femme sur moi ? En y repensant, toute cette période me dégoûte toujours un peu plus.

Le lendemain, j’ai repris le travail en pensant pouvoir faire la part des choses et considérer cette incartade comme une réelle parenthèse à ma vie, mais j’ai mal jugé les fameux atouts d’Alicia. J’ai mal jugé ma faiblesse. J’ai craqué une fois, il était donc déjà trop tard pour dire non. Il était trop tard pour réfuter toute forme de plaisir avec elle. Elle trouva vite les arguments pour me faire dire oui. Une fois, deux fois… Et c’est ainsi que ma faiblesse m’a conduit à avoir une maîtresse. C’est aussi ainsi que je me suis enlisé dans mes mensonges, dans une hypocrisie telle qu’elle devenait une seconde peau… C’est ainsi que j’ai trahi l’amour et le bonheur que j’avais créés avec Emma.

 

 <= quatrième goutte      sixième goutte=>

 


 

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