De la pluie entre nous – Première goutte

Première goutte

 

C’était un jour de pluie comme aujourd’hui, à la différence que nous n’avions pas de parapluie. Il faisait beau l'instant d'avant, et soudain, le temps a changé. Je crois que je me souviendrai toujours de ses yeux tristes. Les gouttes d’eau se mélangeaient à ses larmes et je ne pouvais rien faire : tout était de ma faute. Me justifier ne servait à rien. Je n’avais rien à lui reprocher sur nous à l’époque et l’excuse de l’homme qui ne pouvait résister aux charmes des femmes était le pire argument que je pouvais lui offrir en réponse. Elle se tenait là, devant moi, avec ses Converses trempées et je restais moi-même debout, tendu comme un piquet, à entendre le peu de mots qui concluaient notre histoire d’amour. Je ne voyais que ses baskets, symboles d’une relation qui prenait l’eau tout doucement, alors que la pluie tombait, encore et toujours. Comment aurais-je pu lever les yeux, lui tenir tête, alors que ma culpabilité était évidente ? Je ne pouvais que les garder baissés et encaisser…

 C’était il y a dix ans.

Nous nous sommes séparés il y a dix ans et aujourd’hui encore, je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi. Comment en étions-nous arrivés là ? Comment avais-je pu la perdre alors que je l’aimais comme un fou ? Pourquoi l’avoir laissé filer entre mes doigts sans protester davantage ? En même temps que dire pour la retenir ? Aucun de mes mots ne l’aurait atteinte. Un mur haut et épais s’était dressé entre nous. Elle ne me croyait plus. Comment le pouvait-elle ? J’avais cassé tout ce qui nous unissait pour une partie de jambes en l’air. J’avais annihilé mes sentiments pour une autre femme. Sans doute ne l’aimais-je pas autant que je le pensais. Et pourtant…

 J’ai compris qu’aucune femme ne lui arriverait à la cheville. Toutes les relations amoureuses que j’ai eues avec celles qui ont suivi furent des échecs. Je ne retrouvais pas ce que j’avais chéri avec elle. Je cherchais toujours ce que j’avais perdu. Quelque chose que je n’arrivais pas vraiment à identifier, mais qui m’apaisait. D’ailleurs, je ne pus donner suite à la femme avec qui je l’avais trompée. Un grand vide avait remplacé mon bonheur, au point même que j’en vins à détester cette maîtresse dont je ne voulais pas donner le titre. Elle était la source de mon désarroi, le triste reflet de la réalité : j’étais un enfoiré qui ne pensait qu’avec sa queue. J'étais tombé dans la vulgarité de l'infidélité en même temps que dans les bas-fonds de l'homme ne répondant qu'à ses instincts primaires. C’était le seul constat évident que j’avais lu dans les yeux de la femme que j’aimais lors de notre rupture.

C’était il y a dix ans et c’était un foutu jour de pluie…

Dix ans que je rabâche dans ma tête ce qu’aurait pu être ma vie si je n’avais pas fait cette erreur. La fidélité est quelque chose de si compliquée. On se pense invincible et il suffit d’une affinité, un charme particulier, une fragrance qui stimule votre testostérone et ce devoir disparaît. Aujourd’hui, je pense que je donnerai n’importe quoi pour retrouver cette fidélité. Je suis incapable de me satisfaire d’une femme longtemps. Je m’ennuie. Je n’arrive pas à me caler dans le cocon que j’avais connu avant et que j’ai perdu. La fidélité me semble être une qualité rare qu’on obtient une fois, mais que l'on ne peut retrouver, une fois perdue. Comme si nous étions conditionnés à ne l’être qu’une seule et unique fois. Pourtant, si je venais à retrouver la femme que j’ai perdue il y a dix ans, aujourd’hui, au détour d’une ruelle, je pense que ma fidélité ne ferait plus défaut. Je pourrais même la vénérer, cette fameuse fidélité, avec cette femme.

Tous les jours, je me demande ce qu’elle est devenue, si elle est heureuse maintenant, si un homme vraiment fidèle la comble de bonheur. Peut-être est-elle mariée, avec des enfants ? Sans doute suis-je le seul à encore penser à elle… Je soupire en regardant la pluie tomber par la fenêtre.

 C’était ainsi. Puisque la pluie l’avait décidé à l'époque, je l’ai donc perdue et à présent, cette même pluie me rappelle que je dois rester au bureau pour réaliser un entretien d’embauche. Souvent, j’espère qu’elle soit une de ces nouvelles recrues, qu’elle toque à la porte, que je l’invite à entrer et que nous nous retrouvions tous les deux comme deux idiots à nous jauger et à être finalement gênés. Je ne peux m’empêcher de sourire à cette éventualité. Ce serait un miracle si cela venait à se produire. Un joli miracle. Là encore, j’envisage toutes les possibilités : faire comme si de rien n’était, la prendre dans mes bras, foncer sur ses lèvres ou encore jouer l’idiot de service. À vrai dire, je crois que je serais tellement décontenancé que je serais bien capable de me lever pour lui serrer la main, rater ma chaise en me rasseyant et m’étaler comme un con au sol. Il n’y a pas à dire, elle me manque.

Dix ans que la pluie tombe sur mon cœur abandonné et meurtri…

C’était une autre vie, mais en même temps, tant de souvenirs restent en ma mémoire. Je les entretiens comme de précieux trésors. Son sourire, ses yeux pleins de malice, nos petites habitudes. Tout me semble si vivace et en même temps, j’ai l’impression que tout s’efface de ma peau et de mon cœur. Le temps tue mon espoir et mes regrets. Je veux garder mes regrets. Ils me rappellent à quel point j’ai été con. À quel point je suis passé à côté du bonheur. Si seulement elle pouvait franchir cette porte que je mate de mon bureau avec attention depuis quinze bonnes minutes. Je sais que c’est fou d’espérer comme ça, que je vais m’emballer l’espace de quelques secondes quand elle s'ouvrira, puis je serai déçu, car ce ne sera pas celle que j’attendais derrière cette porte. Je serai alors froid, sévère, je reporterai ma colère encore une fois, aigri par ma vie, sur cette pauvre recrue potentielle et elle me détestera d’entrée. Au moins, le risque de coucher avec elle sera nul… Seule consolation à cela !

On toque enfin à la porte. Je la regarde de façon circonspecte. J’ai envie de rire. Je suis vraiment un idiot. J’angoisse de prononcer le mot «  entrez ! ». Je suis un véritable imbécile. Pourquoi ce matin, je pense tellement à elle ? On retape à la porte et je n’ai plus le choix.

 Je regarde la pluie tomber. Puisque la pluie le veut, je continuerai… J'avancerai.

Ce n’était malheureusement pas elle. Malgré toutes les qualités de son CV, malgré un minois plutôt sympathique et une élocution assez agréable, ce n’était pas elle. La déception est une malédiction. Dix ans qu’elle ne me lâche pas. Je suis d’humeur massacrante. Je ne sais pas pourquoi je suis autant à fleur de peau. La pluie est diluvienne dehors. Un concert qui a agressé nos oreilles pendant tout l'entretien. Elle tapait si fort contre les vitres et le toit, que l’on avait l’impression d’être réprimandé pour nos fautes. C'était une pluie écrasante qui a alourdi mon humeur et mon amertume.

Une fois la recrue congédiée, j'ai quitté mon bureau avec une pile de dossiers sous le bras et ma mallette, d’un pas vif. J’avais un rendez-vous avec une agence de communication, plus petite que la nôtre, avec qui nous travaillons régulièrement. Il nous arrive de sous-traiter les demandes lors de grands rushs. Mon rendez-vous ne devait être qu'une formalité. Parler du projet, poser les conditions, établir les attentes du client. La routine. Nous avions rendez-vous à midi à la Brasserie des Deux Arts. Cela m’arrangeait. Je peux manger en même temps, mon planning de la journée étant chargé. Me voilà donc, sortant de l’entreprise. Je regarde le ciel. La pluie semble se calmer légèrement, mais elle tient à rester. Elle semble heureuse que je sorte. Puisque la pluie reste capricieuse, j’ouvre mon parapluie et m’engage dans les petites rues menant à la brasserie. J’arrive en avance. Pour une fois ! C’est rare ! Mon entretien du matin a été plus court que prévu. J’ai expédié ça rapidement. Mon espoir avait sombré comme un navire sous la tempête.

Espérer est un acte ingrat. Vous établissez des hypothèses, regardez partout, des fois que le hasard agisse pour vous, vous vous apprêtez toujours à quatre épingles, dans l’éventualité où… On n’est jamais récompensé par l’espoir.

Dix ans que j’espère.

Parfois, ça passe, et je me dis que c’est bon, c’est du passé… Parfois, ça revient comme un boomerang dans votre tronche et vous êtes K.O pour les prochains mois à venir. Je suis dans cette vague. Ma situation sentimentale est catastrophique parce que je le veux. Parce que je cours après un souvenir et plus le temps passe et plus je cours après. C’est pathétique. J’ai tenté de la retrouver sur les réseaux sociaux, en vain. Je voulais savoir. Savoir si je pouvais encore espérer avoir une place dans sa vie. Je suis même allé chercher sur les plateformes de recrutement. Mais rien. Le néant. Je retire mon manteau après avoir fermé mon parapluie et vais m’installer à la table que j’ai fait réserver. Mon café habituel arrive rapidement avec un « salut ! » de Fred, le serveur.

Je regarde la pluie. C’est vraiment un temps de chien. Je n’aime pas le mois d’octobre pour ça. Janvier, c’est l’arrivée du véritable froid et du mauvais temps. Je pose mon menton dans ma main et je reste immobile à regarder la pluie s’abattre sur les voitures, les immeubles, les gens. Je regarde leurs réactions devant les gouttières trouées qui les arrosent sans prévenir. J’observe un gamin qui fonce dans une flaque devant sa mère qui doit maudire la pluie comme jamais. Puis il y a ces fleurs dans un bac non loin. Si la pluie peut leur être bénéfique, ici elle les mitraille sans pitié. Des pétales se détachent d’elles dans un crépitement d’eau et de terre. La pluie est dévastatrice. S’il n’avait pas plu ce jour-là, son humeur aurait-elle pu faciliter mon pardon ? Le soleil aurait-il influencé sa décision si irrévocable ?

— Bonjour, je suis Emma, votre nouvelle collabora…

Ses mots s’éteignent dans sa gorge alors que mes yeux s’écarquillent.

 

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